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La balkanisation du jazz

Extrait de Jazz-Hot N°620, Critique de la Rétrospective Charlie Parker (40-53) Saga 982 765-6 (Universal), par Yves Sportis.

"Au sujet de Parker, à propos des articles parus dans le n° 618, nous avons reçu des courriers ou réflexions d'adhésion et de rejet. L'un de nos attentifs lecteurs (qui corrigent nos erreurs) s'est déclaré en désaccord avec la thèse de ces articles inscrivant Parker dans un continuum culturel sans rupture. «L'arrivée de Bird fut un réel choc pour beaucoup, dit-il. Un "Martien"!! N'en déplaise à sa théorie de continuité. Sa musique fut véritablement une révolution!! Sans cela pourquoi aurait-elle été à ses débuts complètement incomprise?»

Ces arguments, pour être courants, appellent quelques réflexions: est-ce parce que des Français ont été surpris par une expression qu'ils n'ont pas vu grandir et s'épanouir ou qu'ils cernaient moyennement compte tenu de l'information dont ils disposaient, et encore parce qu'ils n'en détiennent pas les clés culturelles, que les musiciens de cette expression sont des «Martiens» ? L'idée est un peu simpliste et tout simplement ethnocentrique. Le jazz s'est developpé sans penser aux Français, notre ego dut-il en souffrir. D'un autre côté, à chaque fois qu'on découvre des musiques fortes, on pourrait prétendre à une révolution qui n'en est une que du fait de son ignorance. Quand pour la première fois, on entend Armstrong aussi bien que Dizzy, Parker, Coltrane, Mingus et Django, on a le sentiment de naître à la musique. Ce n'est pas pour ça qu'il s'agit d'une révolution. Ces musiciens sont des bibliothèques et en même temps des développeurs du langage du jazz. Et ce coffret des premiers enregistrements de Parker (1940) et jusqu'à 1953 a ce mérite de montrer combien cette musique s'accommode, s'enracine dans, se nourrit de ce qui l'a précédée. Les beaux échanges avec Lester Young, et ce solo absolu de 1940 autour du «Body and Soul» du maître Parker (on parlait récemment du plaisir pris par Parker dans un enregistrement vidéo avec le grand Hawkins) en attestent.

La thèse «révolutionnaire» a servi en France à la fabrication des petits pouvoirs de chapelles désastreux pour la compréhension du jazz et son développement. Il est bien certain que lorsque l'horizon est bouché par un pape, on s'invente une nouvelle église pour avoir sa part de pouvoir, c'est vieux comme le monde. Il y a aujourd'hui les papes du free jazz comme il y a eu Panassié en son temps, puis Hodeir, etc. On en est aujourd'hui à la balkanisation, avec l'idée d'expulser les artistes de jazz de leur propre culture au nom de la énième révolution (du énième marché, pouvoir, etc.), pour dire que la dernière révolution veut que le soldat Truffaz soit moderne (il vient de recevoir une médaille) et Brad Leali un musicien du passé parce qu'il parlerait tout simplement sa langue, la langue du jazz. Voir Brad Leali en jam avec Kirk Lightsey, Santi Debriano, Darryl Hall, Mourad Benhammou comme lors de l'anniversaire de Jazz Hot pendant un set d'une rare intensité, permet de comprendre que la langue possède son génie collectif et que ceux qui la parlent n'ont besoin que d'y apporter le génie particulier de leur vécu. Cet abus du terme «révolution», c'est en fait ce qu'un psychanalyste appelle le complexe du second-premier: celui, celle il ceux qui, arrivés après, prétendent expulser les habitants des cultures de leur espace d'expression, au nom d'une pseudo-modernité révolutionnaire qui reformule y compris l'essence des cultures en tentant de garder une étiquette (le marché et le pouvoir) vidée de son contenu. C'est un processus de négation (de mémoire, de l'autre) à l'oeuvre aujourd'hui qui veut que pour s'accaparer un secteur, artistique en l'occurrence, on en expulse les créateurs en les disqualifiant au nom d'une modernité qui n'est que mode. En jazz, on appelle ça « révolution », car on situe le jazz à gauche. On a besoin aussi de dire malhonnêtement que c'est parce qu'on n'est pas raciste (sous entendu si vous n'êtes pas d'accord, vous l'êtes) que n'importe qui peut redéfinir le jazz, une manière habile de nier l'importance du vécu et de l'environnement nécessaire à l'élaboration du jazz. Pour résumer, c'est le jazz en lui même qui est une révolution, la mise en œuvre d'un art populaire universel (et pas d'un folklore) par une population marginalisée, qu'il s'agisse de Parker ou de Django. Le jazz est une révolution dans l'histoire de l'art, oui, mais pas ses composantes générationnelles entre elles, et certainement pas les décalques qui prétendent aujourd'hui le reformuler en le vidant de son sens."

Yves Sportis

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